Par The Saker – Le 5 juillet 2018 – Source thesaker.is via Unz ReviewPar
Le fait que les États-Unis soient confrontés à une crise profonde, peut-être la pire de leur histoire, est acceptée par la plupart des observateurs, sauf peut-être les plus délirants. La majorité des Américains le sait certainement. En fait, s’il y a une chose sur laquelle ceux qui ont soutenu Trump et ceux qui le haïssent avec passion peuvent être d’accord, ce serait que son élection est une preuve claire d’une crise profonde (je dirais que l’élection d’Obama avant était également, comme une de ses principales causes, issu de la même crise systémique). Quand on parle de cette crise, la plupart des gens mentionnent la désindustrialisation, la baisse du revenu réel, le manque d’emplois bien rémunérés, les soins de santé, la criminalité, l’immigration, la pollution, l’éducation et une myriade d’autres facteurs.
Mais de tous les aspects du « rêve américain », le plus résilient a été le mythe de l’armée américaine comme « la plus belle force de combat de l’histoire ». Dans ce nouveau livre, Andrei Martyanov non seulement démystifie complètement ce mythe, mais il explique pas à pas comment ce mythe a été créé et pourquoi il s’effondre maintenant. Ce n’est pas un mince exploit, surtout dans un livre relativement court (225 pages) qui est très bien écrit et accessible à tous, pas seulement aux spécialistes militaires.
Martyanov adopte une approche systématique, étape par étape : d’abord, il définit la puissance militaire, puis il explique d’où vient le mythe de la supériorité militaire américaine et comment la réécriture de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale par les États-Unis aboutit à un malentendu, spécialement dans les hautes sphères politiques, sur la nature de la guerre moderne. Il discute ensuite du rôle joué par l’idéologie et la guerre froide dans l’exacerbation du détachement des dirigeants américains de la réalité. Enfin, il démontre comment une combinaison de narcissisme délirant et de corruption pure et dure a abouti à une armée américaine capable de gaspiller des sommes d’argent phénoménales dans le secteur de la « défense », en même temps qu’elle est devenue une force véritablement incapable de gagner une guerre contre quoi que ce soit d’autre qu’un ennemi sans défense.
Cela ne veut pas dire que l’armée américaine n’a pas combattu dans de nombreuses guerres et a gagné. Elle l’a fait, mais selon les mots de Martyanov :
« Il est certain que lorsque l’Amérique a combattu un adversaire de troisième ordre, il était possible de faire pleuvoir la mort des cieux, puis de passer ses forces, s’il en restait encore, au rouleau-compresseur avec très peu de difficultés et de pertes. Cela fonctionnera aussi à l’avenir contre ce type d’adversaire – semblable à la taille et à la fragilité des Forces irakiennes vers 2003. Mais la Doctrine Ledeen a un défaut majeur : un adulte ne peut pas continuer à faire le tour des bacs à sable et faire semblant d’être prêt à combattre d’autres adultes. »
Le principal problème pour les États-Unis aujourd’hui est qu’il reste très peu de ces adversaires de troisième rang et ceux que les USA essaient de soumettre sont maintenant soit des adversaires proches en terme de niveau, soit même des pairs. Martyanov énumère spécifiquement les facteurs qui rendent ce genre d’adversaire si différent de ceux que les USA ont combattus dans le passé :
Les adversaires modernes ont des capacités de commandement, de contrôle, de communication, d’informatique, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance égales ou supérieures à celles des États-Unis.
Les adversaires modernes ont des capacités de guerre électronique égales ou supérieures à celles des États-Unis
Les adversaires modernes ont des systèmes d’armes égaux ou meilleurs que ceux des États-Unis.
Les adversaires modernes ont des défenses aériennes qui limitent considérablement l’efficacité de la puissance aérienne américaine.
Les adversaires modernes ont des missiles de croisière subsoniques, supersoniques et hypersoniques à longue portée qui représentent une énorme menace pour l’US Navy, les bases extérieures, les zones de rassemblement et même l’ensemble du continent américain. Dans le livre, tous ces points sont justifiés par des exemples nombreux et spécifiques que je ne répète pas ici pour des raisons de concision.
On pourrait être pardonné de ne pas être au courant de ces faits, du moins si l’on considère le genre de non-sens écrit par les médias de masse américains ou par les soi-disant « experts » (un autre sujet intéressant abordé par Martyanov avec quelques détails). Pourtant, on ne peut vivre dans un monde imaginaire que tant que la réalité ne vient pas s’écraser sur vos pieds, que ce soit sous la forme de systèmes d’armes criminellement surestimés et inutiles ou sous la forme de défaites militaires douloureuses. L’hystérie actuelle sur la Russie en tant que Mordor du Mal qui serait responsable de tout et notamment de ce qui va mal (réel ou imaginaire) aux USA est principalement due au fait que la Russie, en contradiction totale avec toutes les opinions « expertes », n’a pas seulement implosé ou ne s’est pas transformée en « station-essence » avec une économie « en miettes », elle a su développer une armée qui, pour une petite fraction du budget militaire des États-Unis, a déployé avec succès des forces armées qui sont en réalité bien plus capables que celles des États-Unis.
Je me rends compte que cette dernière déclaration est littéralement « impensable » pour de nombreux Américains et je soutiens que le fait même que cela soit littéralement impensable a grandement contribué à le rendre possible : quand vous êtes si sûr que par une sorte de miracle de l’histoire, ou de la volonté de Dieu, de la Destinée manifeste ou de toute autre raison surnaturelle, vous êtes par définition supérieur et par définition « meilleur » que tout autre, vous vous mettez en grand danger d’être vaincu. C’est aussi vrai pour Israël que pour les États-Unis. J’ajouterais aussi qu’au cours de l’histoire de l’Occident, ce « crash de la réalité » dans le monde confortable de l’illusionnisme narcissique a souvent pris la forme d’un soldat russe qui a vaincu la race dirigeante de l’époque (des Croisés aux nazis). D’où la haine que les élites dirigeantes occidentales ont toujours eue pour tout ce qui est russe.
Dans ce livre, Martyanov explique pourquoi, malgré les années 1990 absolument catastrophiques, les Russes ont réussi à développer une force de combat moderne et hautement capable en un temps record. Il y a deux raisons principales à cela : premièrement, contrairement à leurs homologues américains, les armes russes sont conçues pour tuer et non pour gagner de l’argent ; deuxièmement, les Russes comprennent la guerre parce qu’ils comprennent ce qu’est réellement la guerre. Ce dernier argument pourrait sembler circulaire, mais ce n’est pas le cas : les Russes sont tous parfaitement conscients de ce que signifie réellement la guerre et, surtout, ils sont prêts à faire des sacrifices personnels pour éviter ou, du moins, gagner des guerres. En revanche, les Américains n’ont aucune expérience de la vraie guerre (c’est-à-dire de la guerre pour défendre leur propre terre, leur famille et leurs amis). Pour les Américains, la guerre consiste à tuer d’autres hommes dans leur propre pays, de préférence loin, tout en se faisant une tonne d’argent dans le processus. Pour les Russes, la guerre consiste simplement à survivre à tout prix. La différence ne pourrait pas être plus grande.
La différence dans l’acquisition des systèmes d’armes est également simple : comme les guerres américaines n’ont jamais vraiment mis la population des États-Unis en danger, les conséquences du développement de systèmes d’armes peu performants n’ont jamais été catastrophiques. Les bénéfices réalisés, cependant, étaient immenses. D’où le genre de système d’armes criminellement hors de prix et inutile comme le F-35, le Littoral Combat Ship ou, bien sûr, les porte-avions fantastiquement chers et non moins fantastiquement vulnérables. Les planificateurs des forces russes avaient des priorités très différentes : non seulement ils réalisaient pleinement que l’échec de la production d’un système d’armes performant pouvait entraîner la dévastation et l’occupation de leur pays (sans parler de leurs familles et de leur asservissement ou de leur mort), ils ont aussi réalisé qu’ils ne pourraient jamais s’aligner sur le Pentagone en termes de dépenses. Ils ont donc conçu des systèmes d’armes beaucoup moins coûteux qui pourraient détruire ou rendre inutile la production du complexe militaro-industriel américain de plusieurs milliards de dollars. C’est ainsi que les missiles russes ont rendu obsolète tout le programme ABM américain et la marine américaine centrée sur ses portes-avions, de même que les défenses anti-aériennes russes ont transformé des avions américains « invisibles » en cibles. Les sous-marins diesel-électriques menacent aussi maintenant les sous-marins nucléaires américains. Tout cela pour une infime fraction de ce que les contribuables américains dépensent en « défense ». Ici encore, Martyanov donne de nombreux exemples détaillés.
Le livre de Martyanov va profondément irriter et même outrager ceux pour qui la culture narcissique américaine de la supériorité axiomatique est devenue partie intégrante de leur identité. Mais pour tous, ce livre est un must absolu car l’avenir de notre planète entière est en jeu ici : la question n’est pas de savoir si l’empire américain s’effondre, mais quelles seront les conséquences de cet effondrement pour notre planète. À l’heure actuelle, l’armée américaine est devenue une « force fantôme » qui ne peut tout simplement pas accomplir sa mission, d’autant plus que cette mission est, selon la définition des politiciens américains, le contrôle de la planète entière. Il existe un énorme écart entre les capacités perçues et réelles de l’armée américaine et la seule façon de combler ce fossé est, bien sûr, les armes nucléaires. C’est pourquoi le dernier chapitre du livre s’intitule « La menace d’une estimation militaire américaine erronée ». Dans ce chapitre, Martyanov nomme le véritable ennemi du peuple russe et américain – les élites politiques américaines et surtout les néocons : ils détruisent les États-Unis en tant que pays et ils mettent toute l’humanité en danger d’anéantissement nucléaire.
Le résumé ci-dessus ne rend pas justice au livre de Martyanov, véritablement fondateur. Je ne peux que dire que je considère ce livre comme un incontournable indispensable pour toute personne aux États-Unis qui aime son pays et pour toute personne qui estime que les guerres, notamment nucléaires, doivent être évitées à tout prix. Comme beaucoup d’autres (je pense à Paul Craig Roberts), Martyanov nous avertit que « le jour du jugement est devant nous » et que les risques de guerre sont réels, même si pour la plupart d’entre nous un tel événement est impensable. Ceux qui se considèrent comme des patriotes aux États-Unis devraient lire ce livre avec une attention particulière, non seulement parce qu’il identifie correctement la principale menace pour les États-Unis, mais aussi parce qu’il explique en détail les circonstances qui ont provoqué la crise actuelle. Agiter des drapeaux américains (pour la plupart fabriqués en Chine) n’est tout simplement plus une option, ni détourner les yeux et prétendre que rien de tout cela n’est réel. Le livre de Martyanov sera également particulièrement intéressant pour ceux des forces armées américaines qui observent le déclin énorme de la puissance militaire américaine de l’intérieur. Qui mieux qu’un ancien officier soviétique pourrait non seulement expliquer, mais aussi comprendre les mécanismes qui ont rendu possible un tel déclin ?
Vous pouvez ici obtenir les deux versions du livre (papier et électronique). Le livre est également disponible sur Amazon en pré-commande.
The Saker
Traduit par Hervé, relu par Cat pour le Saker Francophone
via:http://lesakerfrancophone.fr/perdre-la-suprematie-militaire